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Alberto BURGIO
Théorie des crises et
problèmes de la transition. À partir de Marx et
Gramsci

Colloque annuel du séminaire de philosophie politique « Penser la transformation ».


Vendredi 25 avril 2014.

Université de Montpellier 3, site Saint Charles.

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Abstract    Dans les Cahiers de prison Gramsci reprend et développe la théorie marxiste des transitions historiques, tout en l’incluant dans une théorie générale des crises où la distinction entre crises ordinaires (normales) et crise organique (systémique) est centrale. Cette polarité nous ramène à la théorie gramscienne des «révolutions passives» et à sa réflexion sur la «société réglée», concept que Gramsci élabore en fonction de la problématique de la transition vers la société nouvelle post-capitaliste. De là, la réflexion sur les époques historiques conduit à la théorie gramscienne de la démocratie.

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1. Gramsci. Éléments d’une théorie de la transition.

Il y a dans les Cahiers de prison de Gramsci une note (le paragraphe 88 du cahier 6) qui peut sans aucun doute être prise comme le point de départ de sa théorie de la transition vers «une société nouvelle», affranchie des rapports de domination car fondée sur un mode de production centré sur l’autonomie du corps social.

Voyons tout de suite comment ce texte envisage ce processus historique :

On peut imaginer que l’élément État-coercition disparaîtra au fur et à mesure que s’affirmeront des éléments de plus en plus considérables de la société réglée (ou de l’État éthique ou de la société civile). […] Dans la doctrine de l’État à société réglée, on devra, d’une phase où l’État sera égal au Gouvernement, et où l’État s’identifiera avec la société civile, passer à une phase d’État-veilleur de nuit, c’est-à-dire d’une organisation coercitive qui protégera le développement des éléments de la société réglée en continuel essor, et réduira donc graduellement ses interventions autoritaires et coercitives. Cela ne peut davantage faire penser à un nouveau «libéralisme», bien que ce doive être le début d’une ère de liberté organique. [Q 764 = CP 2, 83[1]]

L’évolution évoquée consiste en une transformation graduelle de l’État en un organisme de plus en plus exempt des éléments de nature coercitive (institutions, fonctions, pratiques). A la fin, il s'identifiera avec la sphère des seules relations économico-sociales, soit avec la «société réglée», lieu de «liberté organique» (non individualiste mais collective et commune).

De quel État parle ici Gramsci? Où commence ce processus dont l’aboutissement est fort clair ?

Il ne s’agit pas ici de l’État bourgeois mais de la «dictature» issue du processus révolutionnaire et de la destruction de l’État précédent de nature bourgeoise. L’instauration de ce pouvoir militaire sera suivie, au cours d’une dynamique compliquée, par une phase intermédiaire (que le marxisme révolutionnaire désigne d’habitude sous le nom de socialisme). Soit la «phase d’État – veilleur de nuit». Durant cette période l’exercice de la coercition a le seul but de protéger le développement des relations socio-économiques. Il s’atténue et disparait au fur et à mesure de l’essor de ces dernières.

Au sujet de la périodisation de ce processus, Gramsci est loin de pécher par un facile optimisme. En «Occident» la disparition de la société capitaliste n’est pas imminente. C’est ainsi que les Cahiers insistent sur la nécessité de ne pas sous-évaluer les capacités de résistance «souvent insoupçonnées» des formations sociales (leurs «forces de viscosité») [Q 1744 = CP 3, 98].

En célébrant l’incommensurable grandeur de Marx, Gramsci affirme que son œuvre «ouvre intellectuellement une époque historique qui probablement durera des siècles, c’est-à-dire jusqu’à la disparition de la Société politique et l’avènement de la Société “réglée”» [Q 882 = CP 2, 198]. Voici condamné sans ambages tout sursaut d’impatience révolutionnaire.

Sa théorie se présente donc comme une prévision qu’Antonio Labriola définirait «morphologique», et non pas «chronologique», qui concerne la structure des processus et non pas leur position dans le temps. Cette dernière est en effet imprévisible puisqu’elle dépend d’un ensemble de variables virtuellement infinies, dont celles que Marx dans le troisième Livre du Capital appelle les «causes antagonistes».

2. Marx. Le modèle à la base de la théorie

La référence à Marx n’est pas fortuite car Gramsci puise dans ses pages les éléments fondamentaux de sa propre théorie des transitions historiques. Le texte-clé est tout particulièrement la Préface de 1859 à son Pour la critique de l’économie politique.

Rappelons en quelques mots le schéma dialectique où se coule la théorie marxiste des transitions, formulée dans cette Préface.

On sait qu’ici Marx attribue une fonction décisive au conflit entre les forces productives et les rapports de production en vertu de sa structure dialectique. Durant les phases de développement de la formation sociale (caractérisées par une «correspondance» entre les rapports de production et le «degré de développement» atteint par les forces productives), toute l’énergie dont la société dispose trouve dans le système social d’un moment historique donné, le contexte adapté à son emploi. Les rapports de production dans cette phase servent de «formes de développement» aux forces productives.

Mais c’est le développement même de ces dernières, jusque-là encouragé par les rapports de production existants, qui engendre une «contradiction», car les forces productives, parvenues à un «certain degré de leur développement» rencontrent alors dans ces rapports de production un obstacle insurmontable à tout développement ultérieur, elles y sont enchaînées. Par conséquent, selon Marx, débute «une ère de révolution sociale», le départ d’une phase de transition vers une époque (une formation sociale) diverse.

Tel est le schéma de Marx que Gramsci ne se limite pas à adopter. Il le précise, puisant son inspiration dans l’expérience historique des plus récentes décennies (le demi-siècle précédent).

L’histoire récente de la modernité (1870-1918) montre que les phases de conflit social bien que de nature structurales, ne sont pas forcément des crises systémiques, ni le point de départ de transitions faisant époque. Au contraire, conflit du travail et conflit social rentrent souvent dans le cadre de crises ordinaires que Gramsci qualifie d’«occasionnelles».

D’autre part, il est évident que toutes les crises ne sont pas de ce dernier genre. Puisque dans le modèle marxiste adopté par Gramsci la vie des formations sociales implique leur caducité, il en découle qu’à un certain stade du développement des forces productives, les moments critiques arrivent à un tournant décisif. Un processus révolutionnaire est alors enclenché.

Gramsci est pleinement conscient de cette différence de nature entre les crises et s’applique à opérer les distinctions nécessaires (restées implicites chez Marx). En ce sens, nous pouvons dire que les Cahiers renferment une théorie générale des crises historiques.

3. La théorie générale des crises et la dialectique entre époque et durée

La caractéristique des crises systémiques (définies comme «organiques» par Gramsci) est de succéder à des «contradictions irrémédiables» [Q 1580 = CP 3, 377]. C’est affirmer que les effets à long terme de la conflictualité exprimée tout au cours de la vie de la formation sociale ne sont pas réversibles. Le fait que les contradictions à la source du conflit systémique – qui a engendré la crise organique – ne sont pas remédiables porte en soi deux conséquences immédiates et liées. Autrement dit, une conséquence duale.

D’une part, il en résulte que la crise organique («“structurelle” et non pas conjoncturelle», comme il est précisé au § 57 du cahier 14) «ne peut être surmontée qu’en créant une nouvelle structure, qui tienne compte des tendances inhérentes à l’ancienne structure et les domine grâce à de nouvelles prémisses» [Q 1716 = CP 4, 71-2].

D’autre part et logiquement, vu que la crise organique ne peut plus être résolue au sein du cadre historique de la formation sociale, tous les moyens mis en acte par le pouvoir dominant contre cette crise ne sont que de simples mesures purement défensives, à peine palliatives, d’une dynamique macro-historique invincible. Considérant, comme on peut lire au §17 du Cahier 13, qu’«aucune forme sociale ne voudra jamais avouer qu’elle est dépassée», il est naturel que le pouvoir dominant s’efforce de «remédier à l’intérieur de certaines limites et de […] surmonter» les contradictions structurelles qui désormais «sont venues à maturité». Toutefois le fait que de telles contradictions soient «irrémédiables» relègue fatalement ces «efforts incessants et persévérants» au «terrain de “l’occasionnel”» [Q 1580 = CP 3, 377].

Dans ce contexte les Cahiers distinguent entre deux formes de temporalité historique : les époques définies par les caractéristiques essentielles d’une formation sociale; et la durée qui s’identifie, comme de l’intérieur, avec la continuité de chacune. Ainsi la transition vers une autre époque – issue de la manifestation et de la solution d’une crise organique – coïncide avec la fin de la durée, pendant laquelle ont pu toutefois se manifester d’innombrables "crises occasionnelles".

Prenant en exemple le xxe siècle, les Cahiers analysent suivant ce modèle les deux formes de stabilisation de la société capitaliste. Par le fascisme ou le «fordisme» américain, la bourgeoisie a essayé de surmonter les menaces apportées par la crise organique, afin de prolonger la durée de la formation sociale capitaliste. Ces voies constituent donc aux yeux de Gramsci des réponses purement défensives (conservatrices, ou proprement réactionnaires), condamnées à rester sur le terrain de l’«occasionnel» (de la simple durée d’une modernité bourgeoise), incapables de «faire époque».

4. Gramsci. Les temps de l’histoire

Gramsci adopte donc le schéma marxiste de la Préface. Il le précise (distinguant entre crises «occasionnelles» et «organiques») et l’enrichit; il accentue son caractère non déterministe (que la IIe et IIIe Internationale n’ont pas toujours bien compris) et y greffe même à ce propos les leçons de Labriola.

Dans cette réflexion théorique, la conscience du rôle de la subjectivité apporte des éléments essentiels à sa conception de l’organisation et du parti: ce «moderne prince» qui a justement la mission historique de diffuser dans la classe ouvrière la conscience critique de sa fonction au cœur des processus économiques et sociaux, la mission d’enraciner dans cette classe une «conscience théorique» de soi-même en tant que «créatrice de valeurs historiques et institutionnelles», comme «fondatrice d’États» [Q 330 = CP 1, …].

Sur cette base les Cahiers construisent une image générale du développement historique que nous présenterons rapidement. Cette grande fresque – fondée sur la théorie de la crise que Gramsci élabore à partir de Marx – constitue par ailleurs la toile de fond pour dessiner la théorie de la transition au socialisme qui fut notre point de départ.

Pour Gramsci, comme pour Marx, la modernité est en premier lieu, et pendant longtemps, la phase de construction des sociétés dynamiques et unifiées. Il s’agit d’une époque de plusieurs siècles où s’est affirmée une nouvelle conception du travail et de l’économie mise en avant sur la scène de l’histoire.

Partant de ce critère classificateur, d’un type idéal, Gramsci schématise l’histoire de l’Europe moderne en trois grandes périodes dont nous ne pouvons évoquer ici que les traits majeurs.

La première (du xiv au xviiième) coïncide avec la période finale et décisive de ce que les Cahiers appellent «crise médiévale», désignant par cette expression le processus de «révolution sociale» (reprenant les termes de la Préface marxiste) qui décréta la fin de l’ordre féodal. Ce processus

s’est prolongé sur plusieurs siècles, jusqu’à la Révolution française, quand le groupe social qui fut, après l’an Mille, la force motrice de l’Europe – sur le plan économique – put se présenter comme un «État» intégral, avec toutes les forces intellectuelles et morales nécessaires et suffisantes pour organiser une société complète et parfaite. [Q 691 = CP 2, 18]

 

Pendant «plusieurs siècles», avant la chute officielle de l’ancien régime sanctionnée en 1789 par la conquête du pouvoir politique de la part de la bourgeoisie française, la modernité vécut et s’étoffa au sein de la société féodale. Celle-ci restait telle encore (bien que s’affaiblissant) en ce qui concernait les formes et la logique politiques du pouvoir et du contrôle des territoires et des peuples, tandis que les processus matériels de reproduction sociale étaient déjà sous la direction croissante du capital moderne.

Ceci lui semble plus ou moins vrai pour tout le continent européen mais sa référence à la seule Révolution française signale un autre aspect non moins crucial.

Dans cette phase historique, selon Gramsci, l’Europe se fractura le long d’un sillon qui, à la lettre, fit époque.

La région située à l’ouest du Rhin avançait rapidement sur le chemin du développement moderne. En France existait une forte bourgeoisie, consciente de son rôle de classe dirigeante nationale au point de vue social, économique, culturel et donc soucieuse de conquérir l’autonomie pour soi et pour le reste du pays.

Au contraire, l’Europe centrale (en particulier l’Allemagne) et la péninsule italienne lui semblaient beaucoup plus éloignées d’une transition vers la modernité car elles restaient bloquées comme dans un étau entre le pouvoir social (peu contrôlé par une bourgeoisie encore absorbée par ses intérêts «économico-corporatifs») et le pouvoir politique (encore solidement entre les mains de la noblesse).

La seconde phase de la modernisation européenne (1789-1870) est selon Gramsci l’âge d’or de la modernité bourgeoise au cours de laquelle le pouvoir social et le politique se confondent, constituant un système organique de domination et d’hégémonie.

Au cours de ces 80 années la distance entre la France et le reste du vieux continent se réduit. On assiste, comme résultat de la Révolution française, à un processus révolutionnaire double et parallèle qui entraîne l’Europe tout entière en une profonde métamorphose.

En France les «contradictions internes de la structure sociale» [Q 1582 = CP 3, 379] s’atténuent sous le signe de «l’hégémonie permanente de la classe urbaine» (la bourgeoisie de l’industrie et des professions) «sur l’ensemble de la population» [Q 1636 = CP 3, 432]. C’est pourquoi Gramsci considère les «quatre-vingts ans de bouleversements» qui occupent la période 1789-1870/71 [Q 1582 = CP 3, 379], comme la longue durée de la Révolution française, comme l’ininterrompu «développement du jacobinisme» [Q 1636 = CP 3, 432].

Durant ce temps les autres pays européens semblent entraînés par la dynamique française. En Italie et en Allemagne aussi ont lieu, en particulier entre 1815 et 1870, des transformations qui font époque. Cette partie donc du vieux continent accède aussi dans cette phase historique à l’époque moderne. Mais il s’agit d’une transition largement dirigée de l’extérieur, par des événements d’ordre international. Elle est donc essentiellement différente du processus qui bouleverse la France.

Cette analyse sous-tend le cadre conceptuel de la «révolution passive» qui décrit une «corrosion “réformiste”» de l’Ancien Régime [Q 1227 = CP 3, 34] dirigée «par en haut » [Q 1261 = CP 3, 65], paradoxalement par ces classes dominantes qui en principe devraient s’opposer au changement.

Voilà pourquoi en Italie et en Allemagne la modernisation de la société, des structures étatiques et des appareils administratifs et bureaucratiques reste timide et inachevée. Le développement capitaliste freiné par l’indécision entre innovation et conservatisme s’accomplit sous l’égide d’un refus obstiné de la «méthode de la liberté» [Q 816 = CP 2, 131]. (Gramsci met particulièrement en relief le refus de réaliser une réforme agraire.) La distance est nette par rapport à la situation française où les élans révolutionnaires permettent une ouverture réelle aux aspirations des masses populaires urbaines et rurales. Il est évident que cette histoire d’arriération et de compromis pèse sur les débouchés du xxe siècle, spécialement en Italie et Allemagne avec l’établissement de régimes réactionnaires particulièrement féroces.

Après 1870/71 selon Gramsci commence enfin la troisième phase de la modernisation européenne, caractérisée par l’explosion d’une «crise organique» ou systémique (chez Marx : contradiction insoluble entre les «forces productives» et les «rapports de production» capitalistes et donc une phase de réelle «révolution sociale»).

Pourquoi après à peine 80 ans de développement progressif (tel en pleine mesure en France, et seulement d’une façon relative ailleurs) se verifie une impasse avec un renversement de la dynamique expansive en une régression?

En ce qui concerne l’Italie et l’Allemagne, les motifs de la rapide inversion de la parabole progressive sont attribués à l’étroitesse de l’horizon culturel, moral, politique et historique des élites dirigeantes. A première vue l’articulation de la crise historique française apparaît moins compréhensible. Mais justement à ce propos se manifeste pleinement l’inspiration toute marxiste de l’analyse gramscienne.

En France aussi la crise organique est une conséquence directe et inévitable de l’essor capitaliste. Le processus apparaît d’ailleurs d’autant plus marqué et clair qu’il est l’effet de l’intensité particulière des dynamiques expansives. Le paradoxe apparent se dissipe complètement au regard du schéma dialectique illustré par Marx.

C’est justement le caractère avancé et spécialement tumultueux de la modernisation qui dans le pays de la grande Révolution met brusquement en danger «l’essentiel» [Q 1591 = CP 3, 388] du rapport social capitaliste, soit la domination exercée par le capital privé, son pouvoir de contrôle sur le travail subordonné, la possibilité même de garantir «l’appropriation individuelle et de groupe du profit» [Q 1228 = CP 3, 34]. Comme dans le modèle marxiste, dans les Cahiers aussi, l’accumulation du capital (avec toutes ses effets sociaux y compris «l’expansion» de la classe dominante) est la cause de la rapide contraction des possibilités d’expansion du système.

Le massacre de la Commune de Paris est aux yeux de Gramsci l’événement révélateur de cet épuisement. La bourgeoisie française ayant porté jusqu’aux extrêmes conséquences sa propre vocation expansive, elle se trouve contrainte au terme de ces 80 années révolutionnaires à un brutal repliement «économico-corporatif» de son pouvoir.

Gramsci écrit au § 17 du cahier 13 des remarques très intéressantes au sujet des «événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870»:

en 1870-1871, avec la tentative de la Commune, […] s’épuisent historiquement tous les germes nés en 1789, ce qui veut dire que non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir vainc les représentants de la vieille société, qui ne veut point s’avouer définitivement dépassée, mais qu’elle écrase également les groupes tout nouveaux soutenant que la nouvelle structure issue du bouleversement commencé en 1789 est déjà dépassée, et elle démontre ainsi sa vitalité dans son affrontement avec l’ancien aussi bien qu’avec le tout nouveau. [Q 1581-2 = CP 3, 379]

En 1870/71 se conclut de l’avis de Gramsci la phase expansive de la modernité européenne. Débute un présent, qui est le sien, et attire sa plus forte attention. Non seulement pour la raison banale que l’issue d’un processus révèle sa signification et ses finalités immanentes. Mais aussi parce que la «crise organique» de la modernité bourgeoise a produit, et non seulement en Italie, un régime (le fascisme) qui incarne l’antithèse vivante soit de la révolution sociale qui a vu se constituer la modernité, soit de la révolution future à laquelle Gramsci se prépare depuis 1910.

5. Gramsci, les prémisses sociales de la transition

Nous revenons donc en conclusion au modèle du processus de transition évoqué au début.

Nous avions commencé par la lecture d’un passage du § 88 du cahier 6. Les réflexions de cette note se complètent par le § 127 du cahier 5 où Gramsci expose sa pensée sur la transition post-capitaliste de l’Union soviétique, née de la révolution bolchevique.

Deux éléments nous suggèrent que l’Urss est bien l’État pris en considération:

(1) esquissant l’hypothèse de la transition vers un État de «nouveau type», Gramsci parle d’une réalité où le «chef de l’État» est le «parti politique» [Q 662 = CP 1, …], donc d’un pays où le pluralisme se réalise en vertu de l’action médiatrice d’un parti unique;

(2) en même temps Gramsci évoque la création «d’un système de principes qui affirment comme finalité de l’État sa propre fin, sa propre disparition, soit la résorption de la société politique en la société civile» [Q 662 = CP 1, …]: il s’agit exactement du scénario mis en relief par la théorie marxiste et léniniste de l’extinction de l’État- gouvernement.

L’Urss se présente donc devant Gramsci comme la preuve concrète de la possibilité d’un dépassement des rapports hiérarchiques et de la construction d’un autogouvernement démocratique. Les événements de la Russie constituent à ses yeux un processus «de réformation moléculaire d’une nouvelle civilisation» comparable «au mouvement de la Réforme» protestante [Q 892 = CP 2, 208].

Sans nous arrêter à ce qu’aujourd’hui nous pouvons penser de ce jugement, il est intéressant de comprendre ce qui pousse Gramsci à le formuler.

Remarquons que dans l’expérience soviétique il met en relief le «pouvoir de fait» qui accorde au parti communiste bolchevique d’«exercer une fonction hégémonique et donc médiatrice d’intérêts divers». Un pouvoir de fait que tous les citoyens ressentent comme pleinement légitime en vertu d’un amalgame étroit entre «société civile» et «société politique» [Q 662 = CP 1, …], ce qui nous semble vouloir dire : en vertu d’une osmose entre le politique (normes, décisions, pouvoir exécutif) et la société.

Nous pouvons être surpris que la condition qui se révélera catastrophique au temps de Staline (la confusion entre le parti et l’État) soit pour Gramsci l’élément porteur d’un dénouement positif de l’expérience révolutionnaire soviétique.

Pourquoi cela ? Dans ce qui pourrait sembler un grave défaut théorique et politique réside au contraire un tournant normatif très serré, et ambitieux.

La raison d’un tel jugement – surprenant à nos yeux – est exprimée au § 30 du cahier 13 où l’on traite aussi de la transition à la «société réglée». Décrivant le système électoral spécifique de la réalité soviétique, Gramsci écrit que dans cette «nouvelle société»

On présuppose que le consentement est perpétuellement actif, si bien que l’on pourrait considérer ceux qui sont d’accord comme des «fonctionnaires» d’État d’un type déterminé et les élections comme un système d’enrôlement volontaire d’un certain type de fonctionnaires, qu’on pourrait, dans un certain sens, rattacher (sur des plans différents) au self-government. [Q 1626 = CP 3, 421-2]

Que veut-il dire en supposant un consentement «perpétuellement actif» ?

Il est évident qu’il pense à la vie quotidienne des citoyens. «Perpétuellement actif» ne peut être qu’un consentement qui se manifeste au cours de n’importe quelle activité et moment de la vie sociale, indépendamment des rendez-vous électoraux.

Cette conception d’un consensus qui recouvre en définitive toute la participation à la vie sociale implique la réalisation d’un idéal de société très ambitieux où la vie quotidienne, sérieusement envisagée («présupposée») comme manifestation implicite du consentement, n’est donc pas la simple exécution de fonctions assignées mais au contraire le lieu d’une participation active, consciente, délibérée.

Tout ce raisonnement s’appuie sur une représentation de la vie sociale comme exercice concret de l’autonomie individuelle et collective où la division du travail ne comporte pas (au contraire l’exclut) l’instauration d’une hiérarchie de pouvoir.

En présupposant l’existence d’une forme de vie quotidienne capable de réaliser une participation produisant l’expression active et continuelle du consentement actif, le modèle se ramène à une théorie radicale de la démocratie, construite en imaginant l’autogouvernement du corps social. En d’autres termes, il était possible de penser que la société soviétique était sur le chemin de la réalisation de la liberté organique, dans la mesure où elle apparaissait concrètement démocratique, apte à garantir la pleine autonomie individuelle et démocratique dans le déroulement de chaque fonction sociale.

Quels postulats anthropologiques devinons-nous à la base d’une telle théorie de la transition et de la démocratie ?

Gramsci, qui n’embrasse ni l’optimisme radical de l’anarchiste, ni le pessimisme foncier du théoricien des élites, emprunte à chacun d’importantes suggestions. Il tient de l’anarchiste l’idée que l’on peut réaliser l’autonomie des individus et du citoyen ensemble. Et le théoricien des élites lui apprend que l’exercice du pouvoir toujours porte en soi le danger de la dérive oligarchique.

Mais Gramsci voit aussi les limites de chaque position. La première élude la nécessité, qu’il juge inévitable, d’une direction à donner, quelquefois autoritairement, à l’action collective. La seconde nie la possibilité (réelle pour Gramsci) d’émanciper le corps social des fers de l’exploitation et de la domination.

   Ceci dit, demandons-nous enfin de quoi dépend pour Gramsci le succès de la tentative de construction d’une vraie démocratie, l’autogouvernement du corps social, l’autonomie individuelle et collective. Cela dépend essentiellement de la responsabilité des sujets individuels et collectifs impliqués dans cette transformation. Au premier chef, de la qualité des choix assumés par les groupes dirigeants.

Dans la réalisation progressive de ce programme, existe une phase particulièrement complexe et risquée. Il s’agit de la phase intermédiaire («l’État - veilleur de nuit») esquissée au début de notre exposé. Dans cette phase, l’ancien système de pouvoir étant abattu, l’«organisation coercitive» du nouvel État a la mission d’encourager «le développement des éléments de la société réglée» [Q 764 = CP 2, 83]; la société civile doit progresser dans l’«enveloppe» de la société politique; le «“gouvernement des fonctionnaires” doit frayer la voie d’une «nouvelle civilisation» et d’«un nouveau type d’homme et de citoyen» [Q 1020 = CP 2, 332].

Telle était selon Gramsci la phase en cours dans la Russie post-révolutionnaire, axée vers un objectif idéal, mais traversée par des luttes impitoyables et exposée à de graves risques de dégénérescence.

Comme le montre toute l’histoire des révolutions, il s’agit de la phase offrant le plus de dangers car le pouvoir exerce une forte tentation sur celui qui l’exerce. Mais une théorie politique ne cesse pas d’être réaliste parce qu’elle refuse d’assimiler ce qui est sous ses yeux avec ce qui est possible; ni parce qu’elle ne veut pas renoncer à la recherche de cette possibilité concrète dont l’accomplissement serait l’honneur de l’humanité.

6. Actualité d’un inactuel.

D’importantes considérations rendent Gramsci inactuel. Entre autres, sa conviction que la société capitaliste – aux prises avec une crise «organique» insurmontable – s’achemine inexorablement vers sa fin.

Comme Marx, Gramsci compte sur la force des organisations du mouvement ouvrier. Il attend une transformation révolutionnaire, l’avènement, en Occident aussi, d’une «nouvelle société», réglée par autogouvernement des corps sociaux. Et rien n’est plus éloigné aujourd’hui du sentiment général qu’un tel optimisme historique.

Toutefois le cadre où les Cahiers situent leurs pronostics historiques nous parle de nous-mêmes.

Depuis plus d’un siècle l’Occident est incessamment en crise. Il engendre des guerres d’apocalypse (cette année d’ailleurs est le centenaire de la Grande Guerre), produit des désastres écologiques, se montre incapable de conjuguer ses succès techniques avec le progrès civil, intellectuel et moral. En dépit de l’augmentation continue de la productivité, les sociétés sont agressées par des crises économiques ruineuses. Le tout est dû moins à une irresponsabilité subjective qu’à des limites systémiques.

C’est à ce genre de choses que Gramsci fait allusion quand il parle de la «crise organique» de la modernité bourgeoise, il est donc encore de notre temps, malgré la distance qui peut nous séparer, la différence de perspective avec la nôtre.

Récemment Eric Hobsbawm a écrit que les Cahiers font partie de notre univers intellectuel. Un classique. Sans la connotation archéologique que l’on y ajoute quelquefois.